novembre 01, 2006

La marque de commerce et le domaine public

Lorsqu’une entreprise choisit une marque de commerce, elle aurait intérêt à vérifier si cette marque comprend un mot relevant du domaine public afin d’éviter des coûts supplémentaire dans le but de changer toute l'organisation physique de ses établissements et d'enlever toute bannière ou enseigne sur laquelle apparaît la marque de commerce ou le nom contrevenant à la loi, tel qu'il a été ordonné à Crazy Dean.

Dans l’affaire Hartco Enterprises Inc. c. 9034-5992 Québec Inc. (Ordinateurs Crazy Dean), [1997] A.Q. no 1672, la Cour supérieure du Québec est venue préciser en quoi consiste le concept de confusion entre une marque de commerce déposée et la raison sociale d'un commerce concurrent. En l’espèce, il s'agit de deux commerces opérant dans le domaine de l'informatique et vendant exactement les mêmes produits, soit du matériel informatique de marques connues ainsi que des compatibles ou clones, des logiciels et des accessoires. Les parties ont chacune deux places d'affaires, une au Carré Phillips et sur la rue Saint-Hubert pour les requérantes et une à Pointe-Claire ainsi qu'à ville de Laval pour les intimées. Dans la requête en injonction signifiée au nom de Crazy Irving, cette dernière reproche aux intimées l'utilisation des mots "Crazy Dean" ainsi que l'utilisation d'un logo reproduisant le visage caricatural d'un petit bonhomme.

Les co-demanderesses-requérantes utilisent depuis 1982, et ont fait enregistré en 1984, la marque de commerce "Crazy Irving". De leur côté, les co-défenderesses-intimées ont ouvert, en mai 1996, un commerce et elles utilisent dans leur raison sociale les mots "Crazy Dean". Alléguant qu'il y a confusion entre les deux noms et invoquant préjudices irréparables, les requérantes « Crayz Irving » ont demandé à la Cour de prononcer une injonction interlocutoire pour valoir jusqu'à jugement final, interdisant aux intimées d'utiliser le mot "Crazy" dans leur raison sociale et dans l'opération de leur commerce.

À l'appui de leurs prétentions, Crazy Irving invoque les articles 6 et 7 de la Loi sur les marques de commerce portant sur la confusion ainsi que sur la concurrence déloyale et les marques interdites. Les arguments de Hartco Enterprises reposaient sur les faits que le nom et la marque de commerce "Crazy Irving" a acquis, au fil des ans, une reconnaissance tout à fait distinctive, que l'utilisation par les intimées de l'expression "Crazy Dean" porte à confusion et qu'un préjudice sérieux lui est causé. De nombreux clients auraient ainsi été confondus, d'où la demande d'une injonction interlocutoire et permanente demandant qu'il soit ordonné à Crazy Dean de ne plus utiliser l'expression "Crazy" dans leur raison sociale. Leur requête fait état que depuis de nombreuses années la publicité de Hartco Enterprises utilise avec beaucoup d'emphase l'expression "Crazy Irving". À l’appui de leur requête ont été produits à titre d'exhibits de nombreux exemples de la publicité faite par Crazy Irving tant dans les médias écrits que dans les médias électroniques ainsi que dans l'ensemble des produits et accessoires qu'elles vendent dans les deux magasins ou encore qu'elles utilisent à titre de promotion. Toujours selon les requérantes, "Crazy Irving" aurait une excellente réputation auprès du public et la concurrence qui lui est maintenant faite par "Crazy Dean" lui causerait un préjudice substantiel et irréparable.

Or, en défense, les intimées soumettent que les requérantes ne peuvent prétendre à un droit exclusif d'utilisation du mot "Crazy", lequel ferait partie du domaine public. Dans un second temps, les intimées soumettent qu'il y a suffisamment de différence entre "Crazy Irving" et "Crazy Dean" pour qu'il ne puisse y avoir confusion chez le public, même non averti.

Les faits que la cour a sérieusement considérés, avant de rendre sa décision, sont les suivants

1- La nature des commerces opérés par les parties

Les commerces opérés par les requérantes et les commerces opérés par les intimées sont tous les deux dans le domaine de l'informatique. Les deux commerces s'adressent au même type de clientèle et les deux font la promotion des mêmes produits. En utilisant ces seuls critères, un client non averti pourrait facilement concevoir que les deux commerces sont opérés par une seule et même personne.

2 - Les caractéristiques physiques

La Cour a noté que les couleurs utilisées par chacun des commerces étaient différentes généralement bleu, jaune et rouge pour les requérantes et vert et blanc pour les intimées. Le lettrage dans la publicité est un peu plus fantaisiste chez les intimées qu'il ne l'est chez les requérantes, quoique sur ce point il y a grande ressemblance. Selon la Cour, il s'agit dans les deux cas de couleurs vives qui ont comme premier objectif, d'attirer l'attention de la clientèle et le seul critère de la distinction physique des deux commerces est insuffisante pour permettre de conclure qu'il ne peut y avoir aucune confusion entre les deux compte tenu de la prédominance qui est accordée, dans chacun des cas, au nom proprement dit soit "Crazy Irving" et "Crazy Dean".

3 - La publicité électronique

Lors de l’écoute des cassettes reproduisant la publicité entendues sur les ondes radiophoniques, la Cour a été particulièrement frappé par la similitude qu'il y avait entre les deux annonces. L'approche de même que le ton sont semblables et les produits annoncés sont identiques. De plus, les mêmes stations de radio sont utilisées et les deux commerces visaient la même clientèle-cible.

4 - Les médias écrits

La preuve a démontré que les mêmes médias sont utilisés par les deux parties soit des annonces dans des journaux tels la Gazette, les journaux locaux, les dépliants publicitaires ainsi que de la papeterie.

5 – La confusion de la clientèle

Les deux gérants des succursales Carré Phillips et St-Hubert, ont reçu, tout au cours de l'été 1996, des commentaires et des questions concernant l'ouverture d'un nouveau magasin à Dollard-des-Ormeaux. Les questions portaient sur l'ouverture d'un nouveau commerce à cet endroit et sur la relation entre les deux commerces.

Décision de la Cour

Selon la Cour, le mot "Crazy" est un adjectif faisant partie du domaine public et qu'une personne, en principe, ne peut prétendre avoir droit à un usage exclusif absolu. Par contre, remis dans le contexte de la présente cause, comme il s'agit de deux commerces oeuvrant dans le même domaine, soit l'informatique; dans une même région, soit la région de Montréal, et utilisant une même approche, soit la juxtaposition du mot "Crazy" à un prénom, elle conclut qu'il y a risque de confusion entre les deux noms et en déduire qu'il y a fort probablement une relation entre les deux commerces.

De plus, en se basant sur la balance des inconvénients et le préjudice irréparable, la Cour conclut qu'étant donné le caractère distinctif qu'a acquis la raison sociale des requérantes, la très grande difficulté à établir des dommages dans un tel contexte et les sommes considérables dépensées par les requérantes en publicité de toutes natures, un préjudice irréparable risquerait de leur être causé à moins qu'une injonction interlocutoire ne soit prononcée en leur faveur.

La cour a appliqué le test du souvenir imparfait de la marque susceptible d'induire les consommateurs à croire que le nom de "CRAZY DEAN" était associé à la marque "CRAZY IRVING". Il est important de souligner ici qu'une preuve de confusion formelle n'est pas requise pour l'ouverture du recours. Il n'est donc pas nécessaire de conduire un sondage scientifique démontrant des résultats statistiquement significatifs de confusion à l'appui de la preuve de la demande. Un simple risque de confusion suffit à ce que l'on accorde une ordonnance d'injonction interlocutoire au détenteur enregistré d'une marque de commerce.

En conclusion, cette décision démontre l'importance de procéder à des vérifications appropriées de tous les registres concernés lors de l’incorporation d’une compagnie ou lors l’enregistrement d’une marque de commerce afin d’éviter des coûts supplémentaire dans le but de changer toute l'organisation physique de ses établissements et d'enlever toute bannière ou enseigne sur laquelle apparaît la marque de commerce ou le nom contrevenant à la loi.

Note de l'auteur: L'information contenue dans cette chronique est générale et ne constitue pas un avis juridique.

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